9/10/15

Sur la signification politique chez Walter Benjamin(*)

            Le politique et la philosophie deWalter Benjamin sont deux entités contradictoires? Il y a un grand spécialiste de Benjamin, Stéphane Moses (1) qui propose de diviser l'œuvre de Benjamin en trois périodes, la période théologique – la plus jeune – ensuite la période esthétique c'est le moment de L'Origine du drame baroque allemand (2) et une période politique, c'est le Benjamin du Livre des passages et des Thèses sur le concept d'histoire (3).
            Cependant il faut bien comprendre qu'il a toujours les trois aspects, politique, esthétique et théologique qui sont constants dans son œuvre. L'idée de politique chez Benjamin renvoie à l'idée de messianisme. Le messianisme est une catégorie fondamentale dans son œuvre et cela veut dire justice pour tous et maintenant. Bien sûr Benjamin est un auteur très présent dans la vie politique de son temps, mais l'idée du messianisme est comme une illumination de sa conception du politique. Il y a un rapport entre politique et justice. C'est un rapport qui n'est pas surprenant. Une des figures actuelles de la philosophique politique c'est le philosophe américain John Rawls (4) pour qui la justice est le fondement morale de la politique. Le rapport entre politique et justice n'est pas surprenant.

            Il faut comparer le concept moderne de politique avec le concept des anciens. Pour les anciens la justice est une vertu alors que pour nous c'est le fondement morale de la société. C'est très différent : la vertu est un concept très limité qui découle de deux catégories intouchables, la nature et la finalité de la nature. Les actes vertueux doivent répondre aux exigences de la nature. La modernité ne peut accepter ce concept de vertu parce que la modernité n'accepte pas le concept de prédétermination naturelle de la volonté. Pour la modernité, la morale est l'autodétermination de la volonté. Ni la religion ni la nature ne peuvent pré-déterminer la volonté. Nous parlons donc d'une justice messianique comme fondement de la politique. Cela veut dire une justice universelle et cela signifie faire face aux injustices et faire face à toutes les injustices qu'il y a dans les actes injustes.
            Cela pose des problèmes à la justice conventionnelle parce qu'elle se déclare incompétente face à beaucoup d'injustices. Il y a beaucoup d'injustices insignifiantes : par exemple les injustices faites aux morts ou par les morts. Pour une théorie messianique de la justice toutes les injustices sont importantes. Il faut donc parler de la mémoire. La mémoire est la médiation nécessaire pour une conception universelle de la justice parce que c'est grâce à la mémoire que toutes les injustices peuvent être présentes. Max Horkheimer dit que sans mémoire nous n'avons pas conscience des injustices et que sans mémoire  les injustices semblent n'avoir jamais existées. Sans mémoire il n'y a pas de conscience de l'injustice, sans mémoire il n'y pas d'existence de l'injustice. Il y a cependant un problème ontologique et épistémologique derrière la catégorie de la mémoire. Sans mémoire la réalité perd une partie d'elle-même. Sans mémoire pas de conscience. La justice chez Walter Benjamin suppose le concept de mémoire.
            Notre temps est l'ère de la mémoire. Depuis vingt-cinq ou trente ans la mémoire est partout. Après la guerre c'était le temps de l'oubli. À partir des années quatre-vingt c'est l'ère de la mémoire, mémoire d'Auschwitz, de la Shoa, de l'esclavagisme, du colonialisme, mémoire de la guerre civile (pour l'Espagne). Ce temps de la mémoire, ce prestige sociale de la mémoire pose beaucoup de problème. Ce n'est pas un hasard si les critiques les plus virulents de la mémoire sont les historiens et les responsables politiques. Pour les responsables politiques ils ont une politique propre de la mémoire. Ils doivent conformer leur politique avec cette mémoire nouvelle. Mais aussi les historiens : le débat en Europe est contre les historiens. Pourquoi cette difficulté à comprendre la mémoire ? Le passé est un réservoir, un dépôt très riche visité par tout le monde, par différentes discipline, l'histoire, la littérature, la philosophie. Tout le monde visite le passé.
            L'importance du passé pour la littérature est évident : je pense à la conception profonde de la littérature et aux grands romans du XXe siècle comme par exemple Cien años de soledad de Gabriel García Marquez (5): dans ce roman on parle de la naissance de la ville de Macondo. Ce qui est remarquable est que tous les habitant de Macondo naissent avec une maladie qui est l'oubli, la peste de l'oubli qui est la cause de toute une série de malheurs. Le romancier veut nous dire que Macondo naît à la modernité sous le nom de Nuovo Mondo. L'oubli, c'est l'oubli de l'existence antérieure à l'arrivée des occidentaux. À partir de cela l'existence antérieure est considérée comme une préhistoire insignifiante pour l'histoire. Tout l'effort du romancier consiste à sauver les temps antérieurs, déplacer l'oubli et reconnaître leurs racines. Voilà un exemple de l'oubli de l'histoire. Histoire, cela veut dire oublier les racines. Se souvenir cela signifie considérer la préhistoire comme un moment historique. Quant à la philosophie, que c'est-il passé avec la mémoire ? Cela explique la signification actuelle de la mémoire.
            La mémoire est une catégorie ancienne dans la philosophie. Pendant des siècles elle a eu une signification très stable. Cela change au XXe siècle. La mémoire a eu trois caractéristiques : premièrement elle est considérée comme une catégorie mineure (Aristote disait que c'était un sensus internus) qui produit seulement des sentiments (les catégories supérieures étant la volonté et la connaissance). La mémoire ne produit donc que des sentiments. Deuxièmement elle est considérée comme une catégorie conservatrice  : elle a une prétention normative en ce sens que le passé soit une norme du présent. Cet aspect conservateur est évident dans le roman de Umberto Eco Le nom de la rose (6): tous les moines sont empoisonnés parce qu'ils veulent connaître un livre nouveau : un livre inconnu d'Aristote : le conservateur de la bibliothèque explique que les gens, à ce moment-la, savent tout ce qu'il faut savoir. La vocation des moines et de l'université est de transmettre la connaissance connue. Il faut éviter les nouvelles connaissances parce que le dépôt est fermé. La modernité est critique par rapport à la mémoire pour cette raison. La modernité naît sous le signe de l'auto-détermination, de la Selbstbestimmung. Nous n'avons plus besoin d'une norme reçue. Troisièmement la mémoire, chez Platon par exemple, n'est pas le fondement de la connaissance mais elle est reconnaisannce, anamnèsis. La connaissance se produit en dehors de la mémoire. C'est dans le monde idéale qu'apparaissent les eidos, les idées: la mémoire c'est reconnaître ce qui est déjà là. Voici les trois aspects, et cela change au cours du XXe siècle.
            La première grande révolution, est celle opérée par les sociologues de la mémoire, et surtout Maurice Halbwachs (7) qui met en rapport mémoire et futur. Il fait une théorie de la mémoire comme principe de construction de la réalité. L'idée du progrès a à voir avec le passé. La grande révolution a eu lieu autour de la seconde guerre mondiale par la théorie critique, par la première génération de l'école de Frankfurt, avec Max Horkheimer, Theodor W. Adorno et Walter Benjamin. Pour Benjamin apparaît le concept de mémoire comme connaissance et pas seulement comme sentiment. Il est conscient de la nouveauté, il choisit donc avec soin sa terminologie ; en allemand il y a deux termes pour parler de la mémoire, Gedächtnis et Erinnerung : ils les évite et invente Eingedenken. Dans la traduction qu'il fait en français il le traduit par souvenance (8). Il est conscient de cette nouveauté et de sa portée théorique. C'est dans les thèses surtout qu'il développe ces idées. C'est un traité de la mémoire, mais le titre est Sur le concept d'histoire. C'est pour cela que dans ces fragments il entre en polémique avec les grandes théories de l'histoire: ce qu'il appelle historicisme est l'idée qu'ont les historiens de raconter et reconstruire les faits tels qu'ils se sont passé et contre la philosophie moderne de l'histoire qui est portée par un temps toujours disponible et sotériologique. Qu'elle est alors son idée ? Mémoire comme connaissance interprétative et herméneutique. La connaissance apportée par la mémoire est de l'ordre de l'interprétation : ll écrit dans le Livre des passages que ce que la science historique a déterminé peut être modifié par la mémoire. Cela veut dire que la mémoire ne découvre pas nécessairement des choses nouvelles mais qu'elle les rend visible. C'est rendre visible ce qui avait été invisibilisé et ce qui avait été considéré comme insignifiant. C'est la mémoire qui s'arrête devant les victimes et qui déclare que les victimes sont significatives et qui rentre en polémique avec toutes les stratégies d'invisibilisation de la philosophie, de la théologie, de la littérature, de l'art. La crise autour de la signification des faits se situe ici. Le savoir était construit sur l'incivilisation des victimes : cela a à voir avec la morale  l'épistémologie, la philosophie et l'ontologie.
            La grande contribution de Benjamin est cet effort critique par rapport à la signification des victimes, du prix du progrès. Cette initiative, qu'il prend dans les années trente, se radicalise par l'expérience que fait l'Europe au moment de la Shoa. Après la Shoa la mémoire devient un devoir. Il y a donc trois mouvements, considérer la complicité de la mémoire avec le progrès et le futur, considérer son rapport à la signification et enfin considérer la mémoire comme un devoir. Cependant il ne faut comprendre devoir dans un sens moral. C'est une réponse épistémologique (d'une théorie de la connaissance) face aux limites de la connaissance historique. Pour comprendre l'importance de ce devoir, il faut l'entendre comme un nouvel impératif catégorique : nous devons re-penser tout à la lumière de l'expérience de la barbarie, pour faire justice au passé et pour éviter le répétition. Que signifie "re-penser tout à la lumière de l'expérience de la Shoa"? Que veut dire que la mémoire peut re-penser? Que signifie une raison anamnétique? La Shoa a été un événement impensé et impensable. C'est un fait. Personne n'avait pu penser auparavant cette réalité: quand ce qui est impensable a lieu, c'est ce qui donne à penser. Auschwitz est un élément qui donne à penser. La mémoire n'est plus un a posteriori. Elle est au contraire un a priori de la pensée. La pensée humaine a des limites et la mémoire permet que ce qui a lieu puisse entrer dans la dynamique de la connaissance. La mémoire est ce qui donne à penser. Si nous appliquons maintenant cette idée à la justice qu'est-ce que cela donne? La raison anamnésique devient une clé de voûte: elle permet de comprendre l'inégalité comme injustice. Grâce à la mémoire, ce qui donne à penser, nous pouvons comprendre les inégalités comme des injustices.
            Ceci est absolument nouveau. Ce qui est surprenant dans les théories de la justice c'est l'incapacité de penser les inégalités comme injustices. L'inégalité interprète les différences comme naturelles, comme produits du hasard. Pour les modernes les inégalités sont des différences face auxquelles nous sommes innocents. Nous n'avons pas de responsabilité par rapport à la généalogie des inégalités. Les théories modernes de la responsabilité sont a posteriori et commencent quand nous pensons, nous les hommes modernes, que personne ne mérite le destin d'être pauvre, par exemple. Nous mettons en place des systèmes théoriques et pratiques pour éviter ces inégalités, grâce surtout à la justice distributive. La justice sociale est une justice distributive. Mais l'idée d'injustice associe à l'idée d'inégalité l'idée de culpabilité et de responsabilité. Pour l'idée d'injustice les différences sociales sont produites par la volonté des hommes et ne sont pas des choses dues au hasard et à la nature. Il y a une responsabilité des générations qui héritent des inégalités : ce qu'on a fait aux grands parents et ce qu'ont fait les grands parents. La génération présente peut faire justice en pensant aux injustices qui ont été commises. Quand nous parlons de la mémoire comme devoir c'est à ce contexte là qu'il faut penser.
            Mais entrons maintenant dans le détail. Que signifie ce que dit Adorno, que c'est à la lumière de la barbarie qu'il faut re-penser tout? Que veut dire repenser ce tout? Il faut repenser le concept de réalité et ensuite il faut repenser le concept du politique, le concept d'éthique et le concept d'esthétique. On ne peut plus penser tout cela comme si rien ne s'était passé. Ce n'est pas possible. D'abord repenser la réalité à la lumière de la barbarie: cela veut dire qu'il ne faut pas confondre réalité avec facticité. Nous identifions habituellement réalité avec les faits: la réalité c'est connaître les faits (Aristote disait que du non-fait il n'y a pas de science). Il ne faut pas confondre facticité et réalité parce que les non-faits font partie de la réalité. Par non-faits il faut comprendre l'échec, les projets frustrés, la partie oubliée de l'histoire, l'invisible de l'histoire. Ceci fait partie de la réalité. Que veut dire repenser la politique à la lumière de la barbarie? C'est penser de façon critique le concept de progrès comme logique de l'histoire. Cela revient à re-penser le concept de progrès sur lequel est construite la logique de l'histoire. Cette critique est double: d'une part la critique du progrès comme mythe: dire mythe chez Benjamin c'est dire répétition, sommeil, comme dirait Lévinas, "existence comme il y a", angoisse que cela ne puisse avoir de fin. Répétition signifie pas de futur, pas d'espérance. Les temps modernes (temps du progrès) sont la répétition nouvelle du même, le progrès moderne c'est l'éternel retour. Cela parait paradoxale mais le principe de la mode explique ce phénomène : c'est un nouveau qui se répète. Pour cela la modernité c'est le mythe, c'est un mythe. C'est l'idée de La dialectique de la raison de Horkheimer & Adorno (9). Dans ce contexte la découverte de Louis Auguste Blanqui par Benjamin est fondamentale: Blanqui avait su comprendre les rapports intimes entre progrès, injustice et domination. Mais ce qui pose problème à Blanqui c'est qu'il n'y a pas moyen d'échapper au progrès comme éternel retour, c'est-à-dire comme mythe : c'est la thèse de son dernier livre au lendemain du désastre de la commune de Paris. La thèse du livre est que l'univers se répète sans fin et piaffe sur place (10). L'éternité joue constamment les mêmes représentations. L'histoire c'est l'éternel retour. Benjamin prend conscience de la puissance de sa critique et d'autre part de la difficulté de se sortir du mythe. Il a pris conscience du sérieux du mythe du progrès. Avec le progrès on ne peut pas négocier. Il n'y pas de salut et d'émancipation dans le progrès. Le progrès c'est la catastrophe. Il faut fonder l'idée de progrès sur la catastrophe.
             La seule stratégie valable c'est l'interruption. La révolution non pas comme accélération mais comme interruption (Unterbrechung qu'on pourrait traduire par réveil). Pourquoi le progrès est-il catastrophique? Pas parce qu'il mène à une fin catastrophique mais parce qu'il n'annonce aucune fin. Le progrès assure un état de sommeil continu. La catastrophe n'est pas un accident du progrès comme dit Paul Virilio mais le point à partir duquel il faut examiner le système. Pour répondre à cette question du progrès, apparaît la seconde critique de Benjamin, c'est le fascisme. Benjamin dit que rien n'a favorisé autant le fascisme que le progrès. La solution au fascisme pourrait être qu'il n'y ait plus de modernité. Qu'y a-t-il de commun entre progrès et fascisme? La logique du sacrifice , c'est à dire, accepter comme prix inévitable de l'histoire la production des victimes. La naturalisation des victimes. Hegel dans l'Introduction à la philosophie de l'histoire a conscience de la violence, du sacrifice et des victimes, mais il répond que c'est le prix du progrès. Le progrès exige de piétiner quelques fleurs au bord du chemin. Les victimes sont ces petites fleurs, c'est le prix de l'histoire. On trouve cette justification chez tous les grands théoriciens de l'histoire. Pour le fascisme ce n'est pas non plus un problème s'il faut exterminer des gens pour éviter la contamination.
            La catastrophe n'est pas seulement la production des victimes mais c'est aussi le discours qui accompagne le crime. C'est ici qu'il faut parler de la figure du chiffonnier. Le chiffonnier, dit Benjamin, est la figure la plus provocatrice de la misère humaine. Les misérables émeuvent toujours. Quand on dit chiffonnier il faut penser à Marx: le chiffonnier ne dit rien sauf si on le pense en allemand avec le mot Lumpen le chiffon et le chiffonnier le Lumpensammler. Benjamin pensait à Marx et pour Marx le Lumpen était une figure méprisable. Ce qui est important c'est le prolétariat parce qu'il occupe une place définitive dans le système capitaliste de production. Marx méprise le Lumpen qui est une classe oisive et parasite. C'est ici que Benjamin fait un déplacement : la figure importante n'est pas le prolétariat mais le Lumpen. Le capitalisme du XIXe siècle s'explique avec la figure du prolétariat mais pour Benjamin le capitalisme du XXe siècle s'explique mieux avec la figure du Lumpen. Un déplacement de l'usine aux vitrines des grands magasins. Déplacement du fétiche aux objets de fantasmagorie. Le fétiche confond valeur avec prix, la fantasmagorie est la puissance des produits de la société de consommation : ce sont les marchandises qui nous rêvent, qui nous produisent à nous-même. La fantasmagorie est une marchandise qui réussit à se présenter devant nous comme "pure et vierge", éloignée du procès productif. Les marchandises se présentent comme sur-naturelles, sans traces humaines, sans travail : cette autopoiésis lui donne une autorité suffisante afin que la marchandise puisse s'afficher comme rédemptrice et salvatrice. La figure du chiffonnier est appropriée pour faire le diagnostique de ce système. Le chiffonnier regarde cela comme une production de déchets. Tout est condamné à devenir un déchet. C'est le chiffonnier qui le comprend. Mais c'est aussi un lieu privilégié pour la thérapie du système. Le capitalisme du xxe connaît des problèmes cycliques. Benjamin propose de suivre le chiffonnier, c'est-à-dire s'attarder sur la misère et sur ces conséquences. Pour comprendre la crise il faut s'attarder. On peut alors passer de la réalité à la théorie. Le chiffonnier à beaucoup à voir avec la théorie de la connaissance. Dans l'Origine du drame baroque allemand il fait la distinction entre connaissance et vérité. La connaissance veut dire une forme de connaître dont l'important est la lumière du sujet sur la réalité : nous projetons sur les choses notre propre lumière, c'est l'intentionnalité du sujet sur l'objet. La vérité c'est autre chose, c'est une Offenbarung, c'est un événement qui nous surprend, qui a une éloquence dans ce silence. Il faut se laisser impressionner (dans le sens photographique) par la réalité parce que les choses sont éloquentes dans leur nudité. Le chiffonnier est donc la figure la plus provocatrice de la misère humaine.
            Maintenant il faut encore repenser l'éthique: une fois congédiée la possibilité de la nature et de la religion comme source de la morale, la philosophie est légitimée pour fonder cela. Il y a un philosophe allemand, Ernst Tugendhat, qui a analysé la rationalité des fondements de l'éthique (11): il est arrivé à la conclusion que toutes les éthiques modernes ont comme fondement un préjugé indémontrable mais indiscutable: l'égal dignité. Tous les hommes naissent également dignes. Pour sortir d'un état de guerre il faut renoncer à la dignité. Si l'on considère que dans les camps il n'y avait plus de dignité, cela suppose-t-il que les survivants sont des êtres amoraux? Voilà la question. Avec cette éthique, il s'agirait d'êtres immoraux. Il faut donc repenser le fondement de l'éthique à partir de cette expérience. C'est ici qu'apparaît l'éthique de l'altérité qui est une alternative à l'éthique de la dignité. Elle naît dans les camps. L'éthique se crée dans l'autre et consiste à prendre soin de l'autre. Auschwitz inaugure l'ère de l'altérité.
            Et pour l'esthétique c'est le même problème: Adorno s'est poser la question de savoir s'il était possible de faire de la poésie après Auschwitz. La réponse a été donnée par Celan: on peut faire de la poésie si le point de départ est la souffrance des victimes. Je dirais, pour finir, que le pensée de Benjamin renvoie au messianisme, c'est-à-dire à un concept universel de justice. On peut se demander si cette justice universelle n'est pas une exigence excessive pour la politique et la philosophie. Notre justice sociale est une forme modeste de justice distributive. Il faut se souvenir que les anciens avait un concept de justice générale. Cela a à voir avec la création du bien commun; l'injustice signifiait alors empêcher cette construction. La justice universelle est encore autre chose. La justice universelle met en rapport la justice des vivants avec la justice des morts. La justice universelle parle de justice structurelle. La justice universelle n'est pas seulement une universalisation spatiale mais aussi temporelle. N'est-ce pas trop? N'est-ce pas un passage de la philosophie à la théologie? C'est la critique que l'on fait habituellement à Benjamin. Pour Benjamin son combat est dans le logos, mais un logos qui est constamment exigé par le mythos: un philosophe conscient que la raison moderne est devenue mythique justement parce qu'elle abandonne cette tension dialectique entre logos et mythos. Il faut tenir cette tension entre philosophie et théologie, entre logos et mythos. Il faut tenir ce conflit constamment actif pour empêcher que la raison devienne mythique.

Reyes Mate
(*) texte publié dans le volume collectif Sur le concept de négligence (éloge du chiffonnier), Éditions MixParis, 2011, 55-71.


Notas:
(1) Stéphane Moses, voir plus spécialement, L'ange de l'histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Gallimard, 2006.
(2) Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand (1928), trad. S. Muller, Flammarion, 2000.
(3) Walter Benjamin,  Le livre des passage, trad J. Lacoste, Cerf, 2006 & Sur le concept d'histoire in Œuvres III, Gallimard, 2000.
(4) John Rawls (1921-2002), voir plus spécialement, Théorie de la justice (1971), trad. C. Audard, Seuil, 1987.
(5) Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude (1967), trad C. & C. Durand, Seuil, 1968
(6) Umberto Eco, Le nom de la rose, trad, J.L Schifano, Flammarion, 1990.
(7) Maurice Halbwachs (1877-1945), voir plus spécialement, Mémoire collective, éd. G. Namer, Albin Michel, 2000.
(8) Voir de l'auteur Minuit dans l'histoire, éd. Mix., 2009, note p. 237. Eingedenken est traduit en espagnol par recordación et en français par ressouvenir. Benjamin le traduit en français par souvenance, voir texte xv Sur le concept d'histoire, Gallimard, 1991, p. 440-441.
(9) Max Horkheimer-Theodor W. Adorno, Dialectique de la raison, trad. É. Kaufholz, Galimmard, 1974.
(10) Louis Auguste Blanqui (1805-1881), L'éternité par les astres, Impressions nouvelles, 2002.
(11) Ernst Tugendhat, 1997, Dialog in Leticia, Suhrkamp, Frankfurt.