Le politique et la philosophie
deWalter Benjamin sont deux entités contradictoires? Il y a un grand
spécialiste de Benjamin, Stéphane Moses (1) qui propose de diviser l'œuvre de
Benjamin en trois périodes, la période théologique – la plus jeune – ensuite la
période esthétique c'est le moment de L'Origine
du drame baroque allemand (2) et une période politique, c'est le Benjamin
du Livre des passages et des Thèses sur le concept d'histoire (3).
Cependant il faut bien comprendre
qu'il a toujours les trois aspects, politique, esthétique et théologique qui
sont constants dans son œuvre. L'idée de politique chez Benjamin renvoie à
l'idée de messianisme. Le messianisme
est une catégorie fondamentale dans son œuvre et cela veut dire justice pour
tous et maintenant. Bien sûr Benjamin est un auteur très présent dans la vie
politique de son temps, mais l'idée du messianisme est comme une illumination
de sa conception du politique. Il y a un rapport entre politique et justice.
C'est un rapport qui n'est pas surprenant. Une des figures actuelles de la
philosophique politique c'est le philosophe américain John Rawls (4) pour qui
la justice est le fondement morale de la politique. Le rapport entre politique
et justice n'est pas surprenant.
Il
faut comparer le concept moderne de politique avec le concept des anciens. Pour
les anciens la justice est une vertu alors que pour nous c'est le fondement
morale de la société. C'est très différent : la vertu est un concept très
limité qui découle de deux catégories intouchables, la nature et la finalité de
la nature. Les actes vertueux doivent répondre aux exigences de la nature. La
modernité ne peut accepter ce concept de vertu parce que la modernité n'accepte
pas le concept de prédétermination naturelle de la volonté. Pour la modernité,
la morale est l'autodétermination de la volonté. Ni la religion ni la nature ne
peuvent pré-déterminer la volonté. Nous parlons donc d'une justice messianique
comme fondement de la politique. Cela veut dire une justice universelle et cela
signifie faire face aux injustices et faire face à toutes les injustices qu'il
y a dans les actes injustes.
Cela pose des problèmes à la justice
conventionnelle parce qu'elle se déclare incompétente face à beaucoup
d'injustices. Il y a beaucoup d'injustices insignifiantes : par exemple les
injustices faites aux morts ou par les morts. Pour une théorie messianique de
la justice toutes les injustices sont importantes. Il faut donc parler de la
mémoire. La mémoire est la médiation nécessaire pour une conception universelle
de la justice parce que c'est grâce à la mémoire que toutes les injustices
peuvent être présentes. Max Horkheimer dit que sans mémoire nous n'avons pas
conscience des injustices et que sans mémoire
les injustices semblent n'avoir jamais existées. Sans mémoire il n'y a
pas de conscience de l'injustice, sans mémoire il n'y pas d'existence de
l'injustice. Il y a cependant un problème ontologique et épistémologique
derrière la catégorie de la mémoire. Sans mémoire la réalité perd une partie
d'elle-même. Sans mémoire pas de conscience. La justice chez Walter Benjamin
suppose le concept de mémoire.
Notre temps est l'ère de la mémoire.
Depuis vingt-cinq ou trente ans la mémoire est partout. Après la guerre c'était
le temps de l'oubli. À partir des années quatre-vingt c'est l'ère de la
mémoire, mémoire d'Auschwitz, de la Shoa, de l'esclavagisme, du colonialisme,
mémoire de la guerre civile (pour l'Espagne). Ce temps de la mémoire, ce
prestige sociale de la mémoire pose beaucoup de problème. Ce n'est pas un
hasard si les critiques les plus virulents de la mémoire sont les historiens et
les responsables politiques. Pour les responsables politiques ils ont une
politique propre de la mémoire. Ils doivent conformer leur politique avec cette
mémoire nouvelle. Mais aussi les historiens : le débat en Europe est contre les
historiens. Pourquoi cette difficulté à comprendre la mémoire ? Le passé est un
réservoir, un dépôt très riche visité par tout le monde, par différentes
discipline, l'histoire, la littérature, la philosophie. Tout le monde visite le
passé.
L'importance du passé pour la littérature
est évident : je pense à la conception profonde de la littérature et aux grands
romans du XXe siècle comme par exemple Cien
años de soledad de Gabriel García Marquez (5): dans ce roman on parle de la
naissance de la ville de Macondo. Ce qui est remarquable est que tous les
habitant de Macondo naissent avec une maladie qui est l'oubli, la peste de
l'oubli qui est la cause de toute une série de malheurs. Le romancier veut nous
dire que Macondo naît à la modernité sous le nom de Nuovo Mondo. L'oubli, c'est l'oubli de l'existence antérieure à
l'arrivée des occidentaux. À partir de cela l'existence antérieure est
considérée comme une préhistoire insignifiante pour l'histoire. Tout l'effort du romancier consiste à sauver les temps
antérieurs, déplacer l'oubli et reconnaître leurs racines. Voilà un exemple
de l'oubli de l'histoire. Histoire, cela veut dire oublier les racines. Se
souvenir cela signifie considérer la préhistoire comme un moment historique.
Quant à la philosophie, que c'est-il passé avec la mémoire ? Cela explique la
signification actuelle de la mémoire.
La mémoire est une catégorie
ancienne dans la philosophie. Pendant des siècles elle a eu une signification
très stable. Cela change au XXe siècle. La mémoire a eu trois caractéristiques
: premièrement elle est considérée comme une catégorie mineure (Aristote disait
que c'était un sensus internus) qui
produit seulement des sentiments (les catégories supérieures étant la volonté
et la connaissance). La mémoire ne produit donc que des sentiments. Deuxièmement
elle est considérée comme une catégorie conservatrice : elle a une prétention normative en ce sens
que le passé soit une norme du présent. Cet aspect conservateur est évident
dans le roman de Umberto Eco Le nom de la
rose (6): tous les moines sont empoisonnés parce qu'ils veulent connaître
un livre nouveau : un livre inconnu d'Aristote : le conservateur de la
bibliothèque explique que les gens, à ce moment-la, savent tout ce qu'il faut
savoir. La vocation des moines et de l'université est de transmettre la
connaissance connue. Il faut éviter les nouvelles connaissances parce que le
dépôt est fermé. La modernité est critique par rapport à la mémoire pour cette
raison. La modernité naît sous le signe de l'auto-détermination, de la Selbstbestimmung. Nous n'avons plus
besoin d'une norme reçue. Troisièmement la mémoire, chez Platon par exemple,
n'est pas le fondement de la connaissance mais elle est reconnaisannce, anamnèsis. La connaissance se produit en
dehors de la mémoire. C'est dans le monde idéale qu'apparaissent les eidos, les idées: la mémoire c'est
reconnaître ce qui est déjà là. Voici les trois
aspects, et cela change au cours du XXe siècle.
La
première grande révolution, est celle opérée par les sociologues de la mémoire,
et surtout Maurice Halbwachs (7) qui met en rapport mémoire et futur. Il fait
une théorie de la mémoire comme principe de construction de la réalité. L'idée
du progrès a à voir avec le passé. La grande révolution a eu lieu autour de la
seconde guerre mondiale par la théorie critique, par la première génération de
l'école de Frankfurt, avec Max Horkheimer, Theodor W. Adorno et Walter
Benjamin. Pour Benjamin apparaît le concept de mémoire comme
connaissance et pas seulement comme sentiment. Il est conscient de la nouveauté,
il choisit donc avec soin sa terminologie ; en allemand il y a deux termes pour
parler de la mémoire, Gedächtnis et Erinnerung : ils les évite et invente Eingedenken. Dans la traduction qu'il
fait en français il le traduit par souvenance
(8). Il est conscient de cette nouveauté et de sa portée théorique. C'est
dans les thèses surtout qu'il développe ces idées. C'est un traité de la
mémoire, mais le titre est Sur le concept
d'histoire. C'est pour cela que dans ces fragments il entre en polémique
avec les grandes théories de l'histoire: ce qu'il appelle historicisme est
l'idée qu'ont les historiens de raconter et reconstruire les faits tels qu'ils
se sont passé et contre la philosophie moderne de l'histoire qui est portée par
un temps toujours disponible et sotériologique. Qu'elle est alors son idée ? Mémoire comme connaissance interprétative
et herméneutique. La
connaissance apportée par la mémoire est de l'ordre de l'interprétation : ll
écrit dans le Livre des passages que
ce que la science historique a déterminé peut être modifié par la mémoire. Cela
veut dire que la mémoire ne découvre pas nécessairement des choses nouvelles
mais qu'elle les rend visible. C'est rendre visible ce qui avait été invisibilisé et ce qui avait été
considéré comme insignifiant. C'est la mémoire qui s'arrête devant les victimes
et qui déclare que les victimes sont significatives et qui rentre en polémique
avec toutes les stratégies d'invisibilisation
de la philosophie, de la théologie, de la littérature, de l'art. La crise
autour de la signification des faits se situe ici. Le savoir était construit
sur l'incivilisation des victimes : cela a à voir avec la morale l'épistémologie, la philosophie et
l'ontologie.
La grande contribution de Benjamin
est cet effort critique par rapport à la signification des victimes, du prix du
progrès. Cette initiative, qu'il prend dans les années trente, se radicalise
par l'expérience que fait l'Europe au moment de la Shoa. Après la Shoa la
mémoire devient un devoir. Il y a donc trois mouvements, considérer la
complicité de la mémoire avec le progrès et le futur, considérer son rapport à
la signification et enfin considérer la mémoire comme un devoir. Cependant il
ne faut comprendre devoir dans un sens moral. C'est une réponse épistémologique
(d'une théorie de la connaissance) face aux limites de la connaissance
historique. Pour comprendre l'importance de ce devoir, il faut l'entendre comme
un nouvel impératif catégorique : nous devons re-penser tout à la lumière de l'expérience de la barbarie, pour
faire justice au passé et pour éviter le répétition. Que signifie
"re-penser tout à la lumière de l'expérience de la Shoa"? Que veut
dire que la mémoire peut re-penser?
Que signifie une raison anamnétique? La Shoa a été un événement impensé et
impensable. C'est un fait. Personne n'avait
pu penser auparavant cette réalité: quand ce qui est impensable a lieu, c'est
ce qui donne à penser. Auschwitz
est un élément qui donne à penser. La mémoire n'est plus un a posteriori. Elle est au contraire un a priori de la pensée. La pensée humaine
a des limites et la mémoire permet que ce qui a lieu puisse entrer dans la
dynamique de la connaissance. La mémoire est ce qui donne à penser. Si nous
appliquons maintenant cette idée à la justice qu'est-ce que cela donne? La
raison anamnésique devient une clé de voûte: elle permet de comprendre
l'inégalité comme injustice. Grâce à la mémoire, ce qui donne à penser, nous
pouvons comprendre les inégalités comme des injustices.
Ceci est absolument nouveau. Ce qui
est surprenant dans les théories de la justice c'est l'incapacité de penser les
inégalités comme injustices. L'inégalité
interprète les différences comme naturelles, comme produits du hasard. Pour les
modernes les inégalités sont des différences face auxquelles nous sommes innocents.
Nous n'avons pas de responsabilité par rapport à la généalogie des inégalités.
Les théories modernes de la responsabilité sont a posteriori et commencent quand nous pensons, nous les hommes
modernes, que personne ne mérite le destin d'être pauvre, par exemple. Nous mettons en place des systèmes théoriques et
pratiques pour éviter ces inégalités, grâce surtout à la justice distributive. La justice
sociale est une justice distributive. Mais l'idée d'injustice associe à l'idée
d'inégalité l'idée de culpabilité et de responsabilité. Pour l'idée d'injustice
les différences sociales sont produites par la volonté des hommes et ne sont
pas des choses dues au hasard et à la nature. Il y a une responsabilité des
générations qui héritent des inégalités : ce qu'on a fait aux grands parents et
ce qu'ont fait les grands parents. La génération présente peut faire justice en
pensant aux injustices qui ont été commises. Quand nous parlons de la mémoire
comme devoir c'est à ce contexte là qu'il faut penser.
Mais entrons maintenant dans le
détail. Que signifie ce que dit Adorno, que c'est à la lumière de la barbarie
qu'il faut re-penser tout? Que veut dire repenser ce tout? Il faut repenser le
concept de réalité et ensuite il faut repenser le concept du politique, le concept
d'éthique et le concept d'esthétique. On ne
peut plus penser tout cela comme si rien ne s'était passé. Ce n'est pas
possible. D'abord repenser la réalité à la lumière de la barbarie: cela veut
dire qu'il ne faut pas confondre réalité avec facticité. Nous identifions
habituellement réalité avec les faits: la réalité c'est connaître les faits
(Aristote disait que du non-fait il n'y a pas de science). Il ne faut pas
confondre facticité et réalité parce que les non-faits font partie de la
réalité. Par non-faits il faut comprendre l'échec, les projets frustrés, la
partie oubliée de l'histoire, l'invisible de l'histoire. Ceci fait partie de la
réalité. Que veut dire repenser la politique à la lumière de la barbarie? C'est
penser de façon critique le concept de progrès comme logique de l'histoire.
Cela revient à re-penser le concept de progrès sur lequel est construite la
logique de l'histoire. Cette critique est double: d'une part la critique du
progrès comme mythe: dire mythe chez Benjamin c'est dire répétition, sommeil,
comme dirait Lévinas, "existence comme il y a", angoisse que cela ne
puisse avoir de fin. Répétition signifie pas de futur, pas d'espérance. Les
temps modernes (temps du progrès) sont la répétition nouvelle du même, le
progrès moderne c'est l'éternel retour. Cela parait paradoxale mais le principe
de la mode explique ce phénomène : c'est un nouveau qui se répète. Pour cela la
modernité c'est le mythe, c'est un mythe. C'est l'idée de La dialectique de la raison de Horkheimer & Adorno (9). Dans ce
contexte la découverte de Louis Auguste Blanqui par Benjamin est fondamentale:
Blanqui avait su comprendre les rapports intimes entre progrès, injustice et
domination. Mais ce qui pose problème à Blanqui c'est qu'il n'y a pas moyen
d'échapper au progrès comme éternel retour, c'est-à-dire comme mythe : c'est la
thèse de son dernier livre au lendemain du désastre de la commune de Paris. La
thèse du livre est que l'univers se répète sans fin et piaffe sur place (10). L'éternité joue constamment les mêmes représentations.
L'histoire c'est l'éternel retour. Benjamin prend conscience de la
puissance de sa critique et d'autre part de la difficulté de se sortir du
mythe. Il a pris conscience du sérieux du mythe du progrès. Avec le progrès on
ne peut pas négocier. Il n'y pas de salut et d'émancipation dans le progrès. Le
progrès c'est la catastrophe. Il faut fonder l'idée de progrès sur la
catastrophe.
La seule stratégie valable c'est
l'interruption. La révolution non pas comme
accélération mais comme interruption (Unterbrechung
qu'on pourrait traduire par réveil). Pourquoi le progrès est-il
catastrophique? Pas parce qu'il mène à une fin catastrophique mais parce qu'il
n'annonce aucune fin. Le progrès assure un état de sommeil continu. La
catastrophe n'est pas un accident du progrès comme dit Paul Virilio mais le
point à partir duquel il faut examiner le système. Pour répondre à cette
question du progrès, apparaît la seconde critique de Benjamin, c'est le
fascisme. Benjamin dit que rien n'a favorisé autant le fascisme que le progrès.
La solution au fascisme pourrait être qu'il n'y ait plus de modernité. Qu'y
a-t-il de commun entre progrès et fascisme? La logique du sacrifice , c'est à
dire, accepter comme prix inévitable de l'histoire la production des victimes.
La naturalisation des victimes. Hegel dans l'Introduction à la philosophie de l'histoire a conscience de la
violence, du sacrifice et des victimes, mais il répond que c'est le prix du
progrès. Le progrès exige de piétiner quelques fleurs au bord du chemin. Les
victimes sont ces petites fleurs, c'est le prix de l'histoire. On trouve cette justification chez tous les grands
théoriciens de l'histoire. Pour le fascisme ce n'est pas non plus un problème
s'il faut exterminer des gens pour éviter la contamination.
La catastrophe n'est pas seulement la production des
victimes mais c'est aussi le discours qui accompagne le crime. C'est ici qu'il
faut parler de la figure du chiffonnier. Le chiffonnier, dit Benjamin, est la
figure la plus provocatrice de la misère humaine. Les misérables émeuvent
toujours. Quand on dit chiffonnier il faut penser à Marx: le chiffonnier ne dit
rien sauf si on le pense en allemand avec le mot Lumpen le chiffon et le chiffonnier le Lumpensammler. Benjamin pensait à Marx et pour Marx le Lumpen était une figure méprisable. Ce
qui est important c'est le prolétariat parce qu'il occupe une place définitive
dans le système capitaliste de production. Marx méprise le Lumpen qui est une classe oisive et parasite. C'est ici que
Benjamin fait un déplacement : la figure importante n'est pas le prolétariat
mais le Lumpen. Le capitalisme du
XIXe siècle s'explique avec la figure du prolétariat mais pour Benjamin le
capitalisme du XXe siècle s'explique mieux avec la figure du Lumpen. Un déplacement de l'usine aux
vitrines des grands magasins. Déplacement du fétiche aux objets de
fantasmagorie. Le fétiche confond valeur avec prix, la fantasmagorie est la
puissance des produits de la société de consommation : ce sont les marchandises
qui nous rêvent, qui nous produisent à nous-même. La fantasmagorie est une
marchandise qui réussit à se présenter devant nous comme "pure et
vierge", éloignée du procès productif. Les marchandises se présentent
comme sur-naturelles, sans traces humaines, sans travail : cette autopoiésis lui donne une autorité
suffisante afin que la marchandise puisse s'afficher comme rédemptrice et
salvatrice. La figure du chiffonnier est appropriée pour faire le diagnostique
de ce système. Le chiffonnier regarde cela comme une production de déchets. Tout
est condamné à devenir un déchet. C'est le chiffonnier qui le comprend. Mais
c'est aussi un lieu privilégié pour la thérapie du système. Le capitalisme du
xxe connaît des problèmes cycliques. Benjamin propose de suivre le chiffonnier,
c'est-à-dire s'attarder sur la misère et sur ces conséquences. Pour comprendre
la crise il faut s'attarder. On peut alors passer de la réalité à la théorie.
Le chiffonnier à beaucoup à voir avec la théorie de la connaissance. Dans l'Origine
du drame baroque allemand il fait la distinction entre connaissance et
vérité. La
connaissance veut dire une forme de connaître dont l'important est la lumière
du sujet sur la réalité : nous projetons sur les choses notre propre lumière,
c'est l'intentionnalité du sujet sur l'objet. La vérité c'est autre chose, c'est une Offenbarung, c'est un événement qui nous surprend, qui a une
éloquence dans ce silence. Il faut se laisser impressionner (dans le sens
photographique) par la réalité parce que les choses sont éloquentes dans leur
nudité. Le chiffonnier est donc la figure la plus provocatrice de la misère
humaine.
Maintenant il faut encore repenser
l'éthique: une fois congédiée la possibilité de la nature et de la religion
comme source de la morale, la philosophie est légitimée pour fonder cela. Il y
a un philosophe allemand, Ernst Tugendhat, qui a analysé la rationalité des
fondements de l'éthique (11): il est arrivé à la conclusion que toutes les
éthiques modernes ont comme fondement un préjugé indémontrable mais
indiscutable: l'égal dignité. Tous les hommes naissent également dignes. Pour
sortir d'un état de guerre il faut renoncer à la dignité. Si l'on considère que
dans les camps il n'y avait plus de dignité, cela suppose-t-il que les survivants
sont des êtres amoraux? Voilà la question. Avec cette éthique, il s'agirait
d'êtres immoraux. Il faut donc repenser le fondement de l'éthique à partir de
cette expérience. C'est ici qu'apparaît l'éthique de l'altérité qui est une
alternative à l'éthique de la dignité. Elle naît dans les camps. L'éthique se
crée dans l'autre et consiste à prendre soin de l'autre. Auschwitz inaugure
l'ère de l'altérité.
Et pour l'esthétique c'est le même
problème: Adorno s'est poser la question de savoir s'il était possible de faire
de la poésie après Auschwitz. La réponse a été donnée par Celan: on peut faire
de la poésie si le point de départ est la souffrance des victimes. Je dirais,
pour finir, que le pensée de Benjamin renvoie au messianisme, c'est-à-dire à un
concept universel de justice. On peut se demander si cette justice universelle
n'est pas une exigence excessive pour la politique et la philosophie. Notre
justice sociale est une forme modeste de justice distributive. Il faut se
souvenir que les anciens avait un concept de justice générale. Cela a à voir avec
la création du bien commun; l'injustice signifiait alors empêcher cette
construction. La justice universelle est encore autre chose. La justice
universelle met en rapport la justice des vivants avec la justice des morts. La
justice universelle parle de justice structurelle. La justice universelle n'est pas seulement une universalisation spatiale
mais aussi temporelle. N'est-ce
pas trop? N'est-ce pas un passage de la philosophie à la théologie? C'est la
critique que l'on fait habituellement à Benjamin. Pour Benjamin son combat est
dans le logos, mais un logos qui est constamment exigé par le mythos: un philosophe conscient que la
raison moderne est devenue mythique justement parce qu'elle abandonne cette
tension dialectique entre logos et mythos. Il faut tenir cette tension
entre philosophie et théologie, entre logos
et mythos. Il faut tenir ce conflit
constamment actif pour empêcher que la raison devienne mythique.
Reyes
Mate
(*) texte
publié dans le volume collectif Sur le
concept de négligence (éloge du chiffonnier), Éditions MixParis, 2011, 55-71.
Notas:
(1) Stéphane Moses, voir plus spécialement, L'ange de l'histoire. Rosenzweig, Benjamin,
Scholem, Gallimard, 2006.
(2) Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand (1928),
trad. S. Muller, Flammarion, 2000.
(3) Walter Benjamin, Le livre
des passage, trad J. Lacoste, Cerf, 2006 & Sur le concept d'histoire in
Œuvres III, Gallimard, 2000.
(4) John Rawls (1921-2002),
voir plus spécialement, Théorie de la
justice (1971), trad. C. Audard, Seuil, 1987.
(5) Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude (1967), trad C.
& C. Durand, Seuil, 1968
(6)
Umberto Eco, Le nom de la rose, trad,
J.L Schifano, Flammarion, 1990.
(7) Maurice Halbwachs
(1877-1945), voir plus spécialement, Mémoire
collective, éd. G. Namer, Albin Michel, 2000.
(8) Voir de l'auteur Minuit dans l'histoire, éd. Mix., 2009, note
p. 237. Eingedenken est traduit en
espagnol par recordación et en
français par ressouvenir. Benjamin le traduit en français par souvenance, voir texte xv Sur le concept d'histoire, Gallimard,
1991, p. 440-441.
(9)
Max Horkheimer-Theodor W. Adorno,
Dialectique de la raison, trad. É.
Kaufholz, Galimmard, 1974.
(10) Louis Auguste Blanqui
(1805-1881), L'éternité par les astres,
Impressions nouvelles, 2002.
(11) Ernst Tugendhat, 1997, Dialog in Leticia, Suhrkamp, Frankfurt.